Politisations ordinaires. Pratiques populaires et actions politiques (XIVe-XIXe siècle)

Activités scientifiques du projet

  • 7 octobre 2016, Venise, Venice International University (San Servolo)
    Co-organisation Maartje van Gelder (University of Amsterdam), Claire Judde de Larivière (Université de Toulouse/Labex SMS), avec le soutien de Venice International University, Humanities Research Centre/University of Warwick,
    Renaissance Studies/University of Warwick and the Fritz Thyssen Foundation
  • Vendredi 4 mars 2016, "Cold Politics in Premodern Europe". Workshop, Birkbeck College, University of London. Organisé par John Arnold (Birkbeck College, University of London), Tom Johnson (University of York) et Claire Judde de Larivière (University of Toulouse, Labex SMS). Avec la participation de Christopher Dyer (Leicester), Christopher Fletcher (CNRS), Richard Goddard (Nottingham), Eliza Hartrich (Oxford), Beat Kümin (Warwick), Christian Liddy (Durham), Alma Poloni (Pisa), Laure Verdon (Aix-Marseille), Brodie Waddell (Birkbeck)
  • 2015-6 (Toulouse, Paris, Aix-Marseille). Séminaire « Crises politiques, conjonctures fluides et formes ordinaires de politisation »Co-organisation : Claire Judde de Larivière (Université de Toulouse/Labex SMS), Julien Weisbein (IEP Toulouse). Participants : Déborah Cohen (Rouen), Quentin Deluermoz (Paris XIII), Jérémie Foa (Aix-Marseille), Thomas Glesener (Aix-Marseille), Samuel Hayat (CNRS), Rachel Renault (EHESS), Gildas Tanguy (Sc. Po Toulouse).
  • 13 avril 2015, Université de Toulouse - Jean Jaurès, Révoltés. Acteurs et récits de la révolte en Italie (XIVe-XVIIe siècles). Organisation : Salvatore Lo Piccolo, Claire Judde de Larivière. Programme
  • 27-28 février 2015, Université d’Amsterdam, People, Politics and Protests in Venice (15th-17th c). Organisation: Maartje van Gelder, Claire Judde de Larivière. Programme et call fo paper.
 
   

Présentation du projet


Le projet Politisations ordinaires a pour objectif d’analyser les compétences politiques et pragmatiques, les savoirs ordinaires, la capacité d’expertise et d’action des gens ordinaires, dans une optique historique large. Il s’applique en particulier à étudier la genèse et la configuration de ces éléments du XIVe au XIXe siècle, de façon à montrer comment les gens ordinaires participent de manière déterminante à la structuration des mondes sociaux, qu’ils collaborent aux institutions politiques ou qu’ils en soient exclus. Le projet vise en outre à mettre en perspective ces éléments historiques avec les terrains contemporains des politistes et des sociologues, de façon à analyser l’historicité de l’action publique des gens ordinaires du XIVe siècle à nos jours.
 
Dans les sources à notre disposition, le discours des élites déconsidère les groupes populaires (les petits, les modestes, les misérables, les marginaux), en oblitérant la densité sociale et la complexité sociologique de ces groupes, et en disqualifiant leurs actions dans la sphère publique. Les gens du peuple sont dès lors souvent analysés par les chercheurs comme les victimes d’un ordre dominant s’imposant à eux, ou les acteurs violents de la contestation qu’ils mettent en œuvre pour critiquer cet ordre. 
Notre projet vise précisément à aller au-delà de ces approches de façon à étudier comment, dans les sociétés médiévales et d’Ancien Régime, les gens du peuple participaient d’une multitude de façons et selon des modalités variées à l’élaboration d’un ordre politique et social. 
 
Il vise à favoriser la rencontre, le débat, les échanges entre des historiens médiévistes et modernistes qui abordent aujourd’hui, dans une perspective renouvelée, la question des pratiques et compétences politiques des gens ordinaires, et de les faire dialoguer avec des chercheurs en sociologie et science politique, dont les présupposés et les hypothèses de travail sont proches, sans pour autant que la question de l’histoire ne constitue, à ce jour, leur préoccupation principale. Il s’agira ainsi d’interroger les savoir-faire et capacités pragmatiques des gens ordinaires ; leurs connaissances, ressources cognitives et cultures politiques ; le sens critique et moral qu’ils déploient en situation ; les rôles et fonctions administratives et institutionnels qu’ils occupent ; les discours et les actions par lesquels ils contribuaient, au quotidien, à une échelle d’analyse micro, à façonner et structurer les mondes sociaux auxquels ils appartenaient en tant qu’acteurs. 


Enjeux de définition

Comment rendre compte de la densité et de la complexité sociologique des groupes populaires ? Comment réarticuler les terminologies haut/bas, dominants/dominés, faibles/puissants, sans nier leur pertinence à l’échelle macro, mais en les affinant à l’échelle micro ? Quels sont les mots employés par les acteurs eux-mêmes ? Existe-t-il une conscience collective avant le XIXe siècle, sous une forme évidemment différente d'une conscience de classe ? Comment l’identifier ? Quelles sont les distinctions entre milieux ruraux et milieux urbains ?  

 
L’exercice de l’autorité

Une multitude de fonctions et de tâches étaient remplies par les gens ordinaires. Un travail de micro-analyse du pouvoir permet d’explorer l’action des officiers, administrateurs, sergents, gendarmes, qui appliquaient les décisions du pouvoir, mais participaient également à leur élaboration en situation.
Quelles compétences pragmatiques leur permettaient de garantir l’ordre public ? Quels savoir-faire déployaient-ils pour exercer leur tâche ? Quelles étaient les institutions – politiques, administratives, professionnelles, religieuses – dans lesquelles ces compétences s’exprimaient ?
Par exemple, dans la construction d’une administration républicaine au moment de la Révolution française, comment les hommes intégrèrent-ils les administrations en formation ? Comment ceux qui parvinrent à ces postes pour des raisons avant tout politiques et parfois sans avoir les compétences formelles nécessaires parvinrent-ils à s’accommoder de leur ignorance, soit par une acculturation rapide, soit par divers jeux visant à masquer leurs manques (qui sont souvent documentés justement quand ils ont été repérés par la hiérarchie) ? Il s’agit de voir s’ils réussirent à créer ou, plus modestement, à suivre, des règles d’administration, s’ils les contestèrent et au nom de quoi.
De même, dans le cadre de la monarchie hispanique, l’Empire offrait aux sujets du Roi catholique un éventail de possibilités. Le service du roi à Madrid, dans les provinces ou dans les vice-royautés américaines requérait son lot de soldats mais également de gratte-papier. Dans les tribunaux et les administrations, un groupe aux origines sociales incertaines parvint ainsi à se hisser à un rang relativement confortable. Leurs compétences ne leur conféraient pas de pouvoir officiel, et ils restaient cantonnés à des tâches de copie et d’archivage. Toutefois, leur pratique et leur position intermédiaire (entre d’une part, les solliciteurs, les administrés ou les justiciables et, d’autre part, les hommes de pouvoir ; position étudiée par la sociologie sous le titre de broker) leur donnaient un pouvoir informel. Dans des sociétés d’Ancien Régime reposant fortement sur le clientélisme, peu de travaux ont porté sur les parties inférieures et intermédiaires des relations de patronage. L’analyse sociale (famille, amitiés, liens patron-client) de ces hommes de papier de l’administration hispanique, accompagnée de l’étude fine de leur pratique professionnelle et de leur capacité politique informelle, devraient permettre de comprendre un aspect méconnu du pouvoir et de la société.


Contestation

Comment aborder la question des révoltes et de la contestation par des sources endogènes ? Quelles sources utiliser pour dépasser le seul point de vue des dominants (sources judiciaires, testaments, ego-documents) ? Comment la violence peut également être productrice de régulation ; le soulèvement, l’émeute, le désordre produire et permettre la revendication du retour d’un ordre, de réimposer des règles autrefois existantes, de se revendiquer d’une loi qui n’est plus mais qu’on invoque souvent néanmoins ? Quelles compétences revendiquent les acteurs durant et après l’émeute? 


Compétences sociales et professionnelles

Parce qu’ils travaillent pour vivre, les gens ordinaires appartiennent à un monde du travail qui demeure un puissant ordonnateur dans les sociétés médiévales et modernes. Or c’est au sein de l’atelier et de la guilde que sont produites de nombreuses catégories sociales et professionnelles, que s’élaborent des hiérarchies, des terminologies, que se dessinent des appartenances légales ou sociales. Cette compétence est profondément politique et structure de façon déterminante les mondes sociaux. Il s’agira donc de prendre au sérieux cette capacité à dire et ordonner la société, à travers le monde du travail, pour identifier et évaluer comment les gens ordinaires ont participé – de façon plus ou moins formelle – à la structuration des sociétés médiévales et d’Ancien Régime. 


Les formes d’expertise profanes

Comment un public improbable d’action publique participe aux opérations de régulation dans certains domaines spécifiques ? Comment les compétences professionnelles, les usages sociaux, les pratiques informelles permettent aux gens ordinaires d’intervenir dans l’espace public et de produire une expertise – dont les enjeux sont éminemment politiques – dans des domaines très spécialisés (par exemple : pour les questions environnementales, cas des pêcheurs de la lagune de Venise au XVe siècle et des surfeurs au XXIe siècle) ? Comment se manifestent les modalités précises de cette intervention : à quel niveau, à quels moments, avec quelle reconnaissance ? 


Sens critique, sens moral

Entre le XIVe et le XVIIIe siècle, plus les sources s’affinent, plus se formalise l’expression d’un sens critique qui ne passe pas nécessairement par l’action violente. Justifications lors des procès et des requêtes au pouvoir et du pouvoir, délibérations des groupements professionnels, correspondances, révèlent la capacité des gens ordinaires à user d’un discours, à articuler un sens critique et un sens moral, à se référer à des valeurs, à monter en généralité. Il s’agira donc de considérer leurs ressources cognitives et intellectuelles, leur rapport à l’histoire et au passé, leurs usages de notions politiques en circulation dans l’espace public. 


Sources

Comment dépasser le débat ancien sur la « voix » du peuple, que l’on sait toujours médiatisée par l’archive, par définition contrôlée par les dominants ? Comment proposer une autre lecture des sources, en particulier judiciaires, qui reconnaît toute sa place au langage des acteurs ? Comment la limitation, voire l’incapacité, à produire des documents écrits conditionne la nature et les fondements de l’action politique ? De quels autres dispositifs – non médiatisés par l’écrit, ou écrits non conservés dans les archives – disposaient les groupes populaires pour pérenniser leurs discours et leurs actions ?
 

Inscription dans les thématiques de SMS

L’opération 6 (« Analyses historiques de réseaux sociaux dans leurs rapports avec les structures de pouvoir ») envisage avant tout la perspective historique des processus sociaux. Elle a pour objectif d’historiciser les thématiques fondatrices de SMS, en les réinscrivant dans une chronologie plus large, et en montrant les racines et la genèse de phénomènes le plus souvent envisagés, par la sociologie, la science politique ou l’anthropologie, selon leurs effets actuels. Le projet « Politisations ordinaires » voudrait ainsi contribuer aux thématiques de SMS, en particulier dans deux domaines :
  • Régulation Comment les gens ordinaires négocient, collaborent, ajustent, s’accommodent par rapport à la loi et aux règles ? Comment participent-ils à la construction des règles, du droit, des institutions, de la justice et du pouvoir ? Comment des acteurs, a priori privés de tout droit politique, interagissent en réalité en permanence avec les gouvernants, modifiant et influençant les structures du pouvoir ?
  • Dispositifs Quels sont les dispositifs du pouvoir dans les sociétés d’Ancien Régime ? Comment le fait que les gens ordinaires n’aient quasiment pas accès à l’écrit conditionnait et limitait leur accès au pouvoir et à l’action publique ? Quels sont les dispositifs dont ils disposaient pour organiser, structurer le monde social, dans le cadre d’une action politique et institutionnelle, comme dans leur négociation avec les détenteurs du pouvoir légitime ? En quoi les travailleurs peuvent-ils s’appuyer sur une compétence technique, un savoir technologique, pour imposer leur influence et leurs choix dans le monde social ?